La guerre ukrainienne, accélérateur des fractures des relations internationales
L'Occident rassemblé mais peinant à mobiliser au-delà de ses rangs, des pays qui ne s'alignent pas, des signaux faibles potentiellement révolutionnaires pour l'économie mondiale... La guerre en Ukraine porte en elle les germes d'une accélération de la refonte des relations internationales, selon des experts.
"Nous sommes à un moment d'émancipation vis-à-vis des Etats-Unis, de l'Occident, et de fragmentation du paysage politique mondial", estime Agathe Demarais, directrice de la prévision pour l'unité de recherche de The Economist, Economist Intelligence Unit (EIU), à Londres.
La guerre "est un point de bascule qui mènera à la création d'arrangements alternatifs, la polarisation des relations internationales et la scission de l'économie mondiale", affirme pour sa part Brahma Chellaney, professeure d'études stratégiques au Center for Policy Research à New Delhi.
Le ministre russe des Affaires étrangères Sergueï Lavrov a du reste déclaré mercredi en Chine que le monde était à "une étape très sérieuse dans l'histoire des relations internationales" qui débouchera sur une "situation internationale nettement plus claire, (...) un ordre mondial multipolaire".
En apparence pourtant, il semble y avoir une certaine unanimité. Jeudi, à l’Assemblée générale de l'ONU, 140 pays sur 193 ont adopté une résolution non contraignante exigeant un arrêt "immédiat" de la guerre.
Une majorité écrasante, certes, mais, "sur un sujet aussi flagrant, on aurait pu penser qu'il y aurait beaucoup plus de votants. La supériorité diplomatique des Occidentaux sur un sujet simplissime n'est pas totalement assurée", estime Jean-Marc Balencie, analyste français en relations internationales, créateur du blog de prospective "Horizons incertains".
- "Ne soyons pas aveuglés" -
"Certains qui se sont abstenus (...) l'ont fait en considération des positions passées de la Russie. Il y a un legs de la décolonisation, des sympathies", datant de l'époque où l'URSS soutenait les luttes d'indépendance, explique Mohammed Loulichki, chercheur au Policy Center for the New South au Maroc.
"Et encore, ce n'est +que+ la Russie. Si un jour il fallait voter contre la Chine, qui a des capacités de persuasion (...) plus importantes, cela pourrait être beaucoup plus compliqué", ajoute M. Balencie.
Au delà de ces considérations sur un vote d'une portée non contraignante, l'Occident peine à convaincre de sanctionner la Russie.
Selon un classement de l'EIU pays par pays, "environ un tiers de la population vit dans des pays ayant des positions contre la Russie, un tiers dans des pays favorables à la Russie, et un tiers neutre", résume Mme Demarais.
"Ne soyons pas aveuglés par le vote à l'ONU. La neutralité bienveillante à l'égard de la Russie est beaucoup plus importante que ce que nous faisons semblant de croire", résume sous couvert d'anonymat un ancien haut responsable politique français.
"Les sanctions contre la Russie sont fondamentalement occidentales. La plus grande partie du monde est contre l'agression russe tout comme l'unilatéralisme occidental", estime Brahma Chellaney.
Même si "la guerre a un impact multidimensionnel extrêmement négatif sur le quotidien des gens dans le monde, surtout en Afrique", relève M. Loulichki, "c'est quelque chose qui concerne l'Otan et la Russie, c'est dans l'espace européen".
- "Lassitude" -
De plus, ajoute-t-il, "certains analysent aussi l'origine du conflit", et le rôle de l'Otan.
Comme le président sud-africain Cyril Ramaphosa, qui tient l'Otan pour responsable: "La guerre aurait pu être évitée si l'Otan avait tenu compte des avertissements de ses propres dirigeants (...), mettant en garde contre une expansion vers l'est".
Cette guerre met donc en lumière "une lassitude mondiale vis-à-vis de l'Occident" taxé d'hypocrisie estime M. Balencie. Une lassitude qui pourrait aboutir à la fracturation politique, mais aussi économique, "avec des pays reliés au système financier et technologique occidental, et les autres sur lesquels l'Occident n'aura aucun moyen de pression", anticipe Mme Demarais.
Cela passerait notamment par la fin de l'hégémonie du dollar, aujourd'hui indiscutable.
- Dé-dollarisation -
"La dé-dollarisation d'une partie de l'économie mondiale risque d'être un des facteurs majeurs de l'après crise", selon M. Balencie.
Elle "trouve son origine il y a longtemps, dans la prolifération des sanctions américaines", rappelle Mme Demarais. Depuis, plusieurs pays "explorent des systèmes pour se couper du dollar, de Swift", la plate-forme interbancaire la plus utilisée. Cela peut passer par les crypto-monnaies, mais pas uniquement.
Selon des informations de presse, New Delhi a travaillé sur un mécanisme d'échange roupie-rouble pour acheter du pétrole, et l'Arabie saoudite discute avec Pékin d'un canal de paiement en yuan pour le pétrole.
"C'est un mouvement de fond, à très long terme, et le pays à la pointe, c'est la Chine", relève Mme Demarais, citant comme outils de découplage "la généralisation du +digital renminbi+", hors de portée des sanctions occidentales.
- "Non-alignés 2.0"-
Un autre axe, c'est le CIPS, une sorte de version chinoise de Swift pour les transactions interbancaires. "C'est beaucoup plus petit mais cela connecte déjà près d'un millier de banques dans le monde et l'idée est de le faire grossir.
Et comme dans dix ans la Chine sera la première puissance économique mondiale, elle pourra être en mesure d'imposer son utilisation".
Au final, entre le pôle occidental et le pôle chinois, y aura-t-il de la place pour des "non-alignés 2.0 qui regarderont, goguenards, les difficultés à maintenir sa suprématie ?", se demande M. Balencie.
Pour Mme Demarais, "les non-alignés, cela va être l'enjeu des relations internationales de demain. Je ne sais pas s'ils pourront rester neutres".
I.Servais--JdB