Le Canard Enchaîné se fait voler dans les plumes par des salariés
Après un malaise latent ces derniers mois, la guerre est déclarée au Canard Enchaîné entre la direction, accusée par l'un de ses journalistes d'avoir financé un emploi fictif, et une partie de la rédaction, offusquée par la ligne de défense de ses dirigeants.
Le "Canard", qui fait trembler les milieux politique et économique par ses révélations fracassantes, voit pour la première fois sa probité financière remise en question en interne.
Le premier coup porté -un dépôt de plainte- est venu de Christophe Nobili, l'un des journalistes à l'origine des révélations pendant la campagne présidentielle 2017 sur les soupçons d'emploi fictif concernant Penelope Fillon auprès de son mari François Fillon.
M. Nobili soupçonnait la compagne d'un ancien dessinateur et administrateur de l'hebdomadaire satirique d'avoir bénéficié pendant deux décennies d'une rémunération du journal sans n'y avoir jamais travaillé.
Le parquet de Paris a confirmé samedi à l'AFP avoir ouvert une enquête pour "abus de biens sociaux" et "recel d'abus de biens sociaux".
Selon Le Monde, trois millions d'euros de salaire auraient été indûment versés.
Face à la polémique, le comité d'administration du journal a démenti dans l'édition de mercredi avoir eu recours à un emploi fictif, défendant un montage qui, bien qu'"acrobatique", n'a "lésé" personne.
En l'occurrence, il s'agit de l'embauche en 1996 de l'épouse du dessinateur André Escaro, aujourd'hui âgé de 94 ans, lorsque ce dernier a voulu prendre sa retraite, au grand dam du journal, selon le comité.
Avançant qu'il ne peut cumuler emploi et retraite, le dessinateur continue finalement de croquer l'actualité pour l'hebdomadaire lorsque la direction finit par accepter que sa femme l'épaule.
"C'est ainsi qu'Edith a été embauchée, en renfort d'André, lequel n'a évidemment plus touché un sou", pour produire "plus de 8.000" dessins qui n'ont "rien de fictifs" pendant 26 ans, jusqu'à leur mise en retrait en juin, selon l'article.
- Conflit de générations -
"Ce n'était peut-être pas le meilleur emplacement pour un plaidoyer pro domo, en fait rédigé par les principaux intéressés", le président de la société éditrice de l'hebdomadaire, Michel Gaillard, 78 ans, et son directeur général délégué Nicolas Brimo, 71 ans, ont réagi mercredi une dizaine de salariés de la publication dans un communiqué transmis à l'AFP et au Monde.
S'indignant du "refus" qui leur a été opposé "d'insérer un texte en réponse" à celui publié par le comité d'administration, les signataires rappellent que "le droit social français ne prévoit pas de rémunérer un salarié à la place d'un autre".
Ils déplorent également "que le terme de +faute+, reconnue par la direction lors de la conférence de rédaction du 29 août, ne figure pas (...) dans le plaidoyer publié en une".
Sollicité par l'AFP, M. Brimo n'a pas souhaité commenter un communiqué dont il n'avait "pas eu connaissance", alors que les dirigeants de l'entreprise n'ont pas "été tous entendus dans le cadre de l'enquête préliminaire".
Il rappelle toutefois que le texte a été signé par les six membres du comité d'administration.
Ce désaveu public d'une partie de la rédaction témoigne toutefois d'un malaise grandissant au sein du journal depuis plusieurs années, selon l'un des signataires interrogé par l'AFP, entre "une direction vieillissante" qui "se crispe sur son pouvoir et ne prépare pas l'avenir" et une nouvelle génération de salariés.
Celle-ci avait déjà bousculé ses dirigeants en créant pour la première fois fin 2021 une section syndicale.
Ce même signataire évoque "une gestion paternaliste" et opaque sur le plan social. Il existe aussi une "grande insatisfaction d'une nouvelle génération beaucoup moins payée que l'ancienne", ajoute-t-il.
"On a un tandem à la tête du journal depuis 1992 qui n'envisage pas de passer la main" et s'est "approprié le journal", estime cette source, pour qui l'arrivée d'une nouvelle direction "pourrait être une solution".
D.Verheyen--JdB