L'Abbé Pierre, un mythe rattrapé par des accusations d'agressions sexuelles
Accusé par plus de 20 femmes de violences sexuelles, l'Abbé Pierre, mort en 2007, fut pendant un demi-siècle l'infatigable défenseur des démunis, des sans-toit et des sans-droits, ce qui lui valut le soutien et l'admiration des Français, dont il était l'une des personnalités les plus aimées.
Le curé des pauvres, de son vrai nom Henri Grouès, décédé à l'âge de 94 ans, restait dans le souvenir cette frêle silhouette drapée dans sa soutane ou son long manteau noir, portant béret, canne et godillots.
Le visage émacié à la barbe grise, il frappait par son regard brûlant, son espièglerie et sa véhémence convaincante qui continuaient d'inspirer militants et artistes.
Mais après la publication en juillet d'une enquête commandée par Emmaüs et la Fondation Abbé Pierre, un nouveau rapport révélé vendredi accable davantage l'homme d'Eglise : au total, 24 femmes accusent le prêtre de violences sexuelles, des années 1950 aux années 2000. Parmi les 17 nouveaux témoignages, certains portent sur des faits pouvant s'apparenter à des viols ou concernent des mineures.
- Résistant -
Né en 1912, Henri Grouès avait choisi dès l'enfance son destin et son combat: la lutte contre la pauvreté. A 18 ans, il distribue à des œuvres charitables son patrimoine, hérité d'un père négociant en soie de Lyon et rejoint les Capucins, le plus pauvre des ordres mendiants.
Résistant actif sous l'Occupation, où il adopte son pseudonyme, il choisit la politique à la Libération et est élu député chrétien-démocrate (MRP) de Meurthe-et-Moselle, jusqu'à sa démission en 1951. Il consacre ses indemnités parlementaires au financement des premières cités d'urgence.
En 1949, il a l'idée de génie de créer la communauté Emmaüs sur le principe de demander aux exclus de pourvoir eux-mêmes à leurs besoins en récoltant les surplus des nantis, rompant ainsi avec la charité traditionnelle.
Emmaüs lutte aujourd'hui contre l'exclusion dans plus d'une quarantaine de pays.
Hiver 1954 : une femme meurt de froid dans la rue. L'Abbé Pierre lance sur les ondes de Radio-Luxembourg un appel en faveur des sans-abri qui suscite un gigantesque élan de solidarité. Le religieux comprend alors le poids des médias.
Il consacre sa vie à lutter contre "le chancre de la pauvreté" avec sa méthode de "coups de gueule" par voie de presse.
"Les médias existent, il serait idiot de ne pas les utiliser", dit-il un jour avec candeur. Il aurait pu tenir le même raisonnement à propos des hommes politiques, qu'il bousculait, de quelque bord qu'ils soient, refusant toute récupération.
- Nouvel appel -
Revenu sur le devant de la scène dans les années 80, il soutient l'humoriste Coluche et les "Restaurants du coeur" que celui-ci vient de créer pour nourrir les pauvres, martelant qu'"avoir faim à Paris est intolérable".
En 1994, 40 ans après son premier cri pour les sans-logis, l'Abbé Pierre lance un nouvel appel, dirigeant sa colère non plus contre l'Etat, mais contre les maires des grandes villes. Tenace, il recommence en 2004.
Toujours sur le terrain, l'Abbé Pierre soutient les occupations d'immeubles vides par des associations comme Droit au logement (DAL) ou par les Africains expulsés d'une église à Paris en 1996.
Promu Grand officier de la Légion d'Honneur en 1992, il repousse cette distinction avec fracas, pour protester contre le refus du gouvernement d'attribuer des logements vides aux sans-abri, coup d'éclat qui contribue à faire appliquer une loi de réquisition. Il acceptera la distinction en 2001.
Au milieu des années 1990, il provoque la stupéfaction en apportant son soutien au philosophe Roger Garaudy, auteur d'un livre révisionniste. Puis il s'explique et se repent.
Deux ans avant sa mort, il avait évoqué des expériences sexuelles dans son livre "Mon Dieu... pourquoi?".
"Consacrer sa vie à Dieu n'enlève rien à la force du désir et il m'est arrivé d'y céder de manière passagère", y confessait-il. "Mais je n'ai jamais eu de liaison régulière, car je n'ai pas laissé le désir sexuel prendre racine. Cela m'aurait conduit à vivre une relation durable avec une femme, ce qui était contraire à mon choix de vie."
Au soir de sa vie, il évoquait la mort comme "une impatience" : "La mort, c'est la sortie de l'ombre. J'en ai envie. Toute ma vie, j'ai souhaité mourir".
R.Cornelis--JdB